Quelques pensées accumulées, en vrac, au fil des rencontres en ligne ou in situ avec des personnes en prise avec ces dîtes intelligences artificielles (IA) génératives.
la scène des mots
J’ai été surpris en premier lieu par la réaction de certains auteurs et illustrateurs[1]. Au delà de la vague, majoritaire dans les espaces que je fréquente, des créateurs et créatrices s’élevant contre les usines algorithmiques décérébrées inondant le web du produit de leur mastication mécanique, quelques rares échos positifs émergent.
La friction de la lame de cutter, du bâton de colle ou du rouleau de ruban adhésif […] ne participaient pas à l’action créative ?
Un illustrateur de mes connaissances, concepteur d’affiches ou de couvertures sous la forme de découpages et montages photographiques, ne partage depuis quelques temps que des visuels photo-réalistes sensés matérialiser une humanité sensible et mélancolique. Il semble ravi de ce raccourci qui lui donne la satisfaction de démultiplier le nombre de visuels produits à partir de ses songes mis en mots, le tout revêtu d’un pelliculage brillant de magazine luxueux. Qu’est-devenu sons processus de création, depuis la sélection d’éléments visuels à leur découpage et leur agencement relatif sur une page ? La friction de la lame de cutter, du bâton de colle ou du rouleau de ruban adhésif (matériels ou informatiques) ne participaient pas à l’action créative ? Son œuvre était-elle réalisée précédemment en sélectionnant le meilleur résultat obtenu par la lancer d’une infinité de formes découpée au dessus d’une plaine de pages blanches enduites de colle ?
Toujours dans ce fantasme de la mise en image automatisée des mots et pensées, je pense à cet écrivain, traducteur, pionnier de l’édition numérique, animateur d’atelier d’écriture et, me semble-t-il ardent défenseur du partage de connaissance, de savoir et de savoir-faire. Une personne dont j’apprécie l’œuvre, le parcours et les réflexions. Avec cet auteur, je ne peux pas supposer un rapport naïf à l’outil informatique envisageable avec mon premier exemple, bien au contraire. C’est en toute conscience (et confiance) qu’il se frotte et confronte aux IA génératives.
La conclusion des ces expérimentations documentées et commentées me laisse désorienté.
Ses vidéos illustrent bien ses recherches, son travail d’analyse et d’identification des références utilisés, ses efforts pour tordre les modèles, pour sortir du cadre étriqué de la soupe visuelle initiale dont on a alimenté les machines probabilistes gargantuesques[2]. La conclusion des ces expérimentations documentées et commentées me laisse désorienté. Après avoir identifié les biais engendrés par l’origine des éléments visuels cannibalisés et expliqué comment, intrinsèquement, les éléments picturaux d’un visuel généré portent en eux tous les codes de leur origine, il fait de ces homoncules[3] graphiques Uberisés ses créations. Justifiant cela par le fait que le résultat final n’existe que par la combinaisons des mots, des tournures de phrases et de son travail de sélection des variantes proposées.
J’ai mis du temps à identifier l’origine de mon malaise.
Au delà de mon amertume vis à vis du gaspillage, du pillage et de l’exploitation humaine nécessaire au fonctionnement de ces outils, j’ai mis du temps à identifier l’origine de mon malaise. Il aura fallu que je rédige ces lignes pour y arriver. Pour obtenir sa bibliothèque d’images, l’auteur s’est mis à penser comme une machine, à emprunter les mêmes chemins logiques. Qui ou quoi a remporté le bras de fer à la fin ?
Dernier, bref, exemple parmi les profils d’auteurs ou créateurs mais avec un point de vue de l’autre côté de l’entonnoir. Quand fleurissent les billets et méthodes sur les moyens à mettre en œuvre pour se prémunir de l’appropriation de ses création pour le gavage usines génératives, celui-ci est au contraire content d’imaginer ses phrases entassées parmi d’autres dans ces grands modèles de langages. Imagine-t-il vraiment que ses mots vont ainsi influencer la création pour l’éternité et gagner — je ne sais pas comment le tourner autrement — une postérité anonyme ‽
Ouroboros corporatif
Plus une note en bas de page ou un cheveu sur la soupe qu’un paragraphe structuré, je ne peux ignorer dans un tout autre domaine le sourire béat des cols-blancs à l’apparition de ces joujoux extras qui font « crac, boum, hue ».
Représentez-vous une farandole de vestes et chemises […] pour lesquelles la vie est plus simple à défaut d’être plus belle !
Plus besoin de lire tous les mails, de résumer toutes les réunions, de rédiger tous les rapports (ni de les parcourir). Représentez-vous une farandole de vestes et chemises, avec ou sans cravate, pour lesquelles la vie est plus simple à défaut d’être plus belle !
Qu’aucun des ces cadres, managers, commerciaux ou consultants ne se rendent comptent que, considérant la chaîne dans son ensemble, ces acteurs deviennent spectateurs de leur propre métier me termine.
Le compte-rendu de la réunion précédente digéré par la machine sert à la même machine pour préparer l’ordre du jour de la suivante, parfois augmenté par des notes de synthèse automatiques tirées d’analyses probabilistes de données sans source identifiable, celles-ci résumées dans des support de présentation illustrés par une, entre pincettes, IA générative.
Des fleurs et Pygmalion
L’Antiquité, qui n’a pas attendu d’avoir des fermes de calcul dans des centres de données réfrigérés pour réfléchir à la création, aux créatures et créateurs (mais trop peu aux créatrices) et, surtout, aux excroissances de l’occiput et du talus[4]. Si la figure de Pygmalion, amoureux de sa création à en désirer qu’elle soit vivante, est la première à m’être apparue, je crois et crains que Narcisse soit en fait bien plus représentatif. La séduction opère sur la certitude de contempler la perfection du résultat de sa maîtrise d’œuvre. Tous ces récits confortent le mythe du « je me suis fait tout seul », du « je n’ai besoin de personne », de la certitude de se satisfaire à soi-même.
Il n’est pas nécessaire de pousser le curseur de cette pensée beaucoup plus loin pour atteindre le « point démiurge ». Singeant[5] In principio erat verbum et verbum erat apud Deum et Deus erat verbum…[6], la volonté de toute puissance, le sentiment de tout porter en soi, avoir son nombril pour horizon.
Il ne s’agit pas de s’approprier une somme colossale de connaissances, d’histoire et d’expérimentations mâchées mille fois et digérées dans des panses logicielles gargantuesques mais de nier les enjeux inhérents à ces mécanismes pour ne retenir qu’un mensonge : la satisfaction égoïste — et fausse — d’avoir apporté quelque chose d’unique et nouveau au monde.
Rédigé à Toulouges en janvier 2025.